Sophie PEUGNEZ : Bonjour Alex Fouillet, quel a été votre parcours ?
Alex FOUILLET : Atypique et imprévisible, comme ceux de beaucoup de mes collègues et de professionnels des langues et cultures scandinaves. À 20 ans, j’ai fait mon premier stage en tant que caissier (« conseiller commercial » !) dans une agence bancaire de la région parisienne, et c’est dans ce secteur que je pensais me former et travailler. Mais pas en France. Je ne sais plus très bien pourquoi, mais je voulais quitter l’Hexagone. Je m’intéressais à la culture et à la littérature norvégienne, c’est un pays qui m’attirait, alors j’ai commencé des études de scandinave à la Sorbonne pour pouvoir partir travailler là-bas. Et c’est en découvrant plus en détail la littérature norvégienne que l’envie est venue de la faire connaître. En particulier Gunnar Staalesen, dont les textes servaient souvent d’épreuve de version pour les partiels, dès la deuxième année de DEUG. Ça m’a donné envie d’en lire plus, il n’y avait que deux romans traduits en français, très difficiles à trouver. En désespoir de cause, j’en ai acheté un en V.O. dans une petite librairie du Marais qui n’existe plus aujourd’hui, et je me suis mis à le traduire. Pour moi, pour les copains, pour la famille ; pour que d’autres puissent en profiter. Au bout d’un moment, on m’a demandé pourquoi je ne le proposais pas à un éditeur français. Compte tenu de mes projets de l’époque, c’était délirant, mais j’ai quand même contacté Susanne Juul de chez Gaïa. La vague du policier nordique enflait, Gaïa prévoyait de lancer une collection de polars et avait Staalesen dans le collimateur. En 2001, on s’est donc rencontrés au Salon du Livre de Paris : Susanne Juul, mon amie et collègue Elisabeth Tangen, et moi. Nous avons fait ensemble les quatre premières traductions (Trois Staalesen et un Nesbø) avant que je quitte la région parisienne. Mais Elisabeth est toujours en filigrane derrière les traductions que je fais. Et depuis, je n’ai pas arrêté.
SP : Quelles sont les spécificités des langues norvégiennes et danoises ?
AF : Ce sont des langues germaniques qu’on pourrait un peu sommairement présenter comme un mélange d’anglais et d’allemand, bien que ce soit une description plus appropriée pour le néerlandais. Les grammaires sont relativement simples, la syntaxe est classique et le lexique rappelle beaucoup ceux de l’anglais (blod, gå, grønn) et de l’allemand (arbeid, forsiktig, oversette), parfois du français (balkong, enorm, informere). Ce sont en outre deux langues très proches puisque pendant près de cinq siècles, la langue officielle et administrative de la Norvège, alors possession danoise, a été le danois. Nous appelons d’ailleurs dano-norvégien l’une des deux langues officielles de Norvège, le bokmål en V.O. Alors en ayant appris le norvégien, quand on lit du danois, la différence est minime. On met parfois plusieurs phrases à se rendre compte qu’on ne lit pas du norvégien mais du danois ! À l’oral, c’est un peu différent, le contraste entre les langues est beaucoup plus net.
SP : Pouvez-vous nous décrire le « processus de traduction » ? êtes-vous en contact à un moment donné directement avec l’auteur ?
AF : Une fois que tout l’administratif est validé et que le traducteur et l’éditeur se sont bien mis d’accord sur ce que devra être le produit fini, le traducteur est seul avec son manuscrit. Et tant mieux. On entend assez souvent des réactions du type « Ah, vous êtes traducteur… c’est courageux, c’est un métier solitaire, la traduction ! » Mais c’est bien pour ça qu’on fait ce métier. Il est extrêmement rare que l’éditeur compare le texte original et la traduction, sauf en cas d’erreur manifeste ou d’aberration dans le texte cible. Il n’a en principe rien à dire sur la façon de travailler, les horaires, la planification du travail. L’essentiel pour lui est d’avoir entre les mains, à la date convenue, un texte français qui se tienne et qui soit si possible pas trop éloigné de ce qu’on lui a dit de l’original. Quant à la relation avec l’auteur, c’est très variable, il n’y a aucun principe universel, même implicite. Ça dépend beaucoup de la personnalité de l’auteur et du rapport qu’il entretient avec son activité littéraire. Certains tiennent à voir ce que devient leur production dans les différents pays où elle est traduite, quitte à être un peu interventionnistes pour quelques-uns, tandis que d’autres s’en soucient comme d’une guigne. Ce qui apparaît clairement quand on a besoin de leur avis sur un point de détail (comme un personnage qui change de nom en cours de roman, une bizarrerie quelconque dans le manuscrit), c’est qu’ils ne sont pas payés pour baby-sitter les traducteurs. Ils renvoient systématiquement sur leur éditeur ou leur agent.
SP : Si c’est le cas, est-ce qu’un lien particulier peut se tisser avec l’auteur ? Je pense notamment à Gunnar Staalesen dont vous avez traduits de nombreux romans.
AF : Gunnar Staalesen est l’exemple parfait de l’auteur concerné par le devenir de ses romans à l’étranger, et pas seulement pour les revenus générés. Il apprécie beaucoup le contact et les échanges avec ses traducteurs, qui ont aussi une fonction de relecteurs en lui signalant des problèmes, des coquilles, des anomalies dans le roman original. Il me reproche même assez souvent (gentiment) de ne pas faire appel plus souvent à lui ; « Tu es sûr que tu n’as pas de problème dans le texte que tu traduis ? Tout est bien clair ? » etc. Malgré le succès – il est considérable en Norvège, pas seulement dans le genre policier puisqu’il a aussi écrit pour les jeunes adultes et pour le théâtre – c’est toujours quelqu’un de très simple et chaleureux, comme son épouse et ses enfants. Alors un rapport humain s’établit, oui, c’est inévitable, d’autant plus que lors de festivals ou de rencontres à l’étranger, l’auteur est souvent accompagné / assisté de son traducteur. Mais à ma connaissance, nous n’intervenons jamais dans la phase d’écriture de l’œuvre originale. Heureusement.
SP : Êtes-vous également sollicité pour traduire des documents ou des œuvres du français vers le danois ou le norvégien ?
AF : Non, pour deux raisons assez simples : la première est que ce sont des marchés assez modestes (5,2 millions d’habitants en Norvège, 5,7 au Danemark, très peu hors de ces pays ; en comparaison, les livres publiés en France trouvent un lectorat colossal à travers tous les pays francophones) pour lesquels il y a déjà assez de traducteurs littéraires bien établis. À cela s’ajoute la difficulté pour moi de traduire en thème (vers une langue qui n’est pas ma langue maternelle) et non plus en version (vers ma langue maternelle). Pour le résumer en une phrase, on ne me le demande jamais parce que d’autres le font beaucoup mieux que moi.
SP : Comment effectuez-vous vos recherches (livres, internet, appel à des spécialistes) ?
AF : En premier lieu dans les dictionnaires et usuels papier, qui sont quand même plus agréables à utiliser que l’informatique. Mais Internet est un outil inestimable et incontournable ; non seulement on trouve dessus des informations qui ont purement et simplement disparu des bibliothèques, mais il faut deux ou trois minutes pour trouver sur le net des informations auxquelles il aurait fallu consacrer au moins une demi-journée de recherches dans une bibliothèque, sans compter le temps pour s’y rendre !
Les spécialistes interviennent dans le cas très particulier où le traducteur voit parfaitement de quoi il est question dans le texte original, mais ne trouve pas le mot ou l’expression pour le rendre en français, tout simplement parce qu’il n’a pas les connaissances nécessaires. Et chaque fois que l’occasion s’est présentée, quand j’ai eu expliqué que j’étais traducteur et que mon texte original me parlait d’un bidule qui fait ceci ou cela, l’accueil a toujours été bon. Je crois que ces professionnels sont contents de pouvoir faire partager leurs connaissances dans un cadre qui dépasse celui de leur activité stricto sensu. Et comme on m’a toujours dit, à la fin des conversations, de rappeler en cas de besoin, j’ai dans mon carnet d’adresse un armurier, une orthophoniste, un artificier et une dentiste classés dans la rubrique « Traduction ».
SP : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos derniers ouvrages traduits parus ou à paraître prochainement ? (leurs titres, auteur et leurs sujets)
AF : Le dernier en date est L’homme et le bois du Norvégien Lars Mytting (Gaïa éditions), un bel ouvrage plein de sensibilité et de connaissances sur le bois de chauffage, depuis l’arbre vivant et l’outillage jusqu’aux poêles et aux techniques de combustion.
Côté fiction, il y a eu un roman policier de Gert Nygårdshaug, Le sang de la terre, chez J’ai Lu, et un grand classique de la littérature norvégienne, Un fugitif recoupe ses traces, d’Aksel Sandemose, publié par les Presses universitaires de Caen.
SP : Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui veut exercer votre profession ?
AF : De suivre autant que possible son instinct et ses envies, et de ne jamais perdre l’envie de faire découvrir, de transmettre. Et de travailler à parts égales la ou les langues sources et la langue cible ; encore une fois, ce que l’éditeur veut avant tout, c’est un manuscrit qui lui coûtera le moins cher possible en relectures et corrections.
SP : Quels sont vos goûts de lecture ?
AF : Je lis très peu de fiction, mais des livres de genres très différents peuvent me plaire et me marquer ; policier, épouvante, vaudeville, science-fiction, témoignages et… BD, bien sûr !
SP : A quoi ressemble votre univers de travail, votre bureau ?
AF : C’est un très joli bazar d’une dizaine de mètres carrés, 2/3 bibliothèque, 1/3 atelier d’entretien et réparations diverses. Le bureau et l’établi sont pratiquement côte à côte, un rack à outils est fixé dans le montant d’une bibliothèque… L’essentiel est que ce soit un endroit où je me sens bien, chez moi, où je peux faire tranquillement ce que j’aime faire : traduire.
SP : Vous enseignez depuis la rentrée à l’Université de Caen. Quelles matières ? Cela représente quoi pour vous l’enseignement ?
AF : On m’a d’abord confié deux petites heures de traduction du norvégien avec des étudiants de troisième année. J’ai heureusement pu choisir librement les textes sur lesquels on travaille, et l’idée première est de les libérer de quelques principes scolaires liés à la traduction. C’est avant tout une production littéraire, personnelle et unique ; il n’y a pas de « corrigé » pour une traduction, ce n’est pas un exercice d’algèbre. Il y a assez de façons d’exprimer en français une même idée, qu’ils choisissent celle qui leur plaît le plus, tant que ça reste correct et agréable à lire. C’est autant une façon de leur donner une autre approche du norvégien que de préciser certains fondamentaux du français.
Je me suis aussi vu confier le cours de linguistique historique scandinave, je dois donc expliquer de la façon la plus simple et concise possible comment on est passé de l’indo-européen parlé il y a cinq ou six mille ans aux langues scandinaves actuelles. C’est un gros casse-croûte, mais plein de choses passionnantes.
SP : Rêve de traducteur : y a-t-il un ouvrage que vous aimeriez ou que vous auriez aimé traduire ?
AF : Je suis un peu fatigué de la course à la nouveauté dictée par les éditeurs et je voudrais pouvoir faire connaître des essentiels qui n’ont jamais été publiés. C’était le cas d’un fugitif recoupe ses traces, d’Aksel Sandemose, une vache sacrée de la littérature scandinave qu’il était temps de traduire puisque la fameuse loi de Jante, largement développée dedans, n’était pas complètement inconnue en France. Les gens ne savaient simplement pas à quoi la rattacher. J’aimerais maintenant beaucoup que l’auteur norvégien Sigurd Hoel soit publié en France. Son roman Møte ved milepelen (Rencontre à la borne milliaire) de 1947 est une merveille, et ses nouvelles (Veien vi gaar, qu’on pourrait traduire par Où nous allons) de 1922 pourraient rencontrer un beau succès si l’édition française était moins frileuse vis-à-vis du genre « nouvelle ».