Stig DAGERMAN : L’enfant brûlé

Stig DAGERMAN : L'enfant brûlé

Présentation Éditeur

On enterre une femme à deux heures… C’est par ces mots que commence L’enfant brûlé, le chef-d’œuvre de Stig Dagerman, qui date de 1948. En effet, la mère est morte, laissant un mari et un fils de vingt ans. Qui était-elle, qu’était-elle en dehors de cette rumeur quotidienne dont elle remplissait la maison? Trop tard pour le savoir. Désormais, son absence va prendre un poids que n’avait pas sa présence, suscitant entre père et fils d’étranges rapports faits de questions tacites, de suspicion mutuelle, de jalousie et de haine, mais aussi d’amour.

Lire Dagerman – ce Rimbaud du Nord qui mit fin à ses jours en 1954, alors qu’il n’avait que trente et un ans et que, depuis longtemps, il se taisait – c’est lire un écrivain majeur, l’un de ces auteurs dont la voix a la vertu de raccourcir à la seconde les distances entre lecteur et auteur, instaurant entre eux les liens de complicité les plus étroits, commandant un irrésistible mouvement de sympathie.

Ardent et précis à la fois, l’écrivain jette ses filets au plus profond de nous-mêmes, ramenant à la surface nos secrets les plus troubles et les moins avouables. Tandis que, sur fond de rues enneigées, d’archipels lisses et de soleils froids , des personnages ravagés de passion se dressent, à jamais inoubliables, comme dans un film qui serait le plus beau film d’Ingmar Bergman, ce compatriote de Dagerman, «l’enfant brûlé».

Origine Suède
Éditions Gallimard
Date 14 février 1956
Éditions Gallimard
Date 14 avril 1981
Traduction F. BACKLUND
Pages 350
ISBN 9782070233922
Prix 12,50 €

L'avis de Clara DIDIER

« L’enfant brûlé » raconte l’histoire de Bengt, étudiant et fiancé à la jeune Bérit, qui enterre sa mère à ses vingt-ans. Vivant avec son père Knut devenu le veuf déboussolé sur lequel les gens désirent s’apitoyer, faire le deuil de sa femme n’aura pourtant pas le même poids de plomb pour lui que pour son fils. Au fil des mois et des lettres que s’écrit Bengt dans ses moments d’affliction et de réflexion, la vie reprend son cours et les deux hommes jonglent chacun entre son mensonge et sa réalité : Bengt prépare son examen de philosophie depuis sa chambre tandis que le père passe ses journées, et quelques soirées, à déambuler dans les rues et les bars. À force de se croiser et non de cohabiter, c’est un climat de non-dits et de sous-entendus qui rythme le quotidien des deux hommes, jusqu’au jour où les suspicions du fils se confirment : son père a rencontré quelqu’un. L’introduction du personnage de Gun marque le début d’une nouvelle vie. En effet, le retour d’une figure féminine dans le petit appartement du duo leur permet de retrouver une certaine légèreté et une envie de croire à des jours de bonheur retrouvés. L’épisode final se déroule dans l’archipel de Stockholm, où se rendent les deux couples afin de passer un week-end en mer, où l’indicible devient pourtant la réalité.

L’œuvre s’ouvre sur cette phrase : « On enterre une femme à deux heures ». L’auteur nous plonge directement dans le deuil de la mère du personnage principal Bengt. La figure de la mère, à l’image du célèbre « Aujourd’hui, maman est morte. » de Camus, s’impose comme la révélation d’une vie aux yeux de cet enfant brûlé. Bengt et son père tentent de s’adapter à ce nouvel acte existentiel, sans femme ni mère. Au début, les deux hommes semblent se remettre de ce décès en laissant à l’autre son espace personnel et ses secrets. Passé le deuil et le temps de l’adaptation, Knut a réussi à faire oublier sa mère à son fils, ou du moins à diminuer ses souvenirs pour y introduire de nouveaux avec Gun, la jeune quadragénaire belle et libre. Ainsi, les deux couples se retrouvent dans leur malaise : l’un voudrait changer sa moitié, alors que l’autre souhaiterait essayer celle de l’autre. C’est finalement la relation entre Bengt et Gun qui devient le cœur du roman. Sa pureté et sa transparence sur les sentiments humains embrasent un final dont les braises rougissent dangereusement depuis l’introduction du personnage solaire de Gun.

L’enfant souffre du manque de sa mère dont le père s’est lassé au fur et à mesure de ses rides et de sa rigidité. Le père Knut voue une véritable fascination à la beauté et à la légèreté qui l’accompagnent, dont seules les jeunes femmes graciles et douces semblent incarner. La réalité d’une beauté mortelle, qui se perd dans le quotidien, lui échappe dans son fantasme matérialiste. Alors le fils prend de l’âge, le père aussi, mais seule la sagesse de la mère perdure dans la perdition de deux grands adolescents, dont la tendresse maternelle, bien qu’agaçante et disgracieuse à certains moments, permettait le maintien d’une vie stable. La relation de Bengt et de sa maman, retranscrite à travers les souvenirs de fils et les sens réveillés par les objets du quotidien, peut provoquer une nostalgie au lectorat. En effet, celui-ci se retrouve déçu de ne pas être témoin de cette douce tendresse dont Bengt parvient à se détacher par l’analyse et l’éclatement de sa vérité, sans pour autant ne jamais l’oublier. Ce lien passé le hante au point où il se gâche volontairement les moments heureux de son existence, comme une autoflagellation pour expier ses pensées noires. Ces nouveaux sentiments troublés du fils envers sa mère l’empêchent de s’abandonner au bonheur, d’autant plus que sa fiancée est morne voire sans vie, et qu’une jalousie envers son père vient s’ajouter.

Bengt est un jeune homme dont les pensées dépassent les choses concrètes et tangibles de l’existence, auxquelles il condamne les hommes. Son questionnement sur la pureté et la découverte de la vérité universelle sur l’être humain, laide voire cauchemardesque, l’amène à repenser l’éducation et la foi comme des hypocrisies. Il remet également en question les parents et leur façon d’offrir un monde illusoire à leurs enfants. Bengt est d’autant affligé lorsqu’il découvre que sa pure mère avait également succombé à l’adultère, une vérité difficile à entendre qui remet en question sa perception des parents. Ainsi, il détruit la pureté parentale en dénonçant leur façon de montrer un faux visage à leurs enfants, en les noyant dans leurs mensonges qui, à l’image d’aiguilles acérées, viennent détruire la bulle dans lequel les enfants évoluent. Pour lui, une vie humble ne représente qu’une excuse pour satisfaire une vie de foi. Le sacrifice pour atteindre cette véritable pureté de l’âme est trop grand pour les petites gens avec lesquelles grandit Bengt. Il s’agit également pour lui d’une occasion d’exprimer sa théorie sur la différence entre le mensonge et l’omission de la vérité dans le but de rendre quelqu’un heureux. Il appliquera cette théorie tout au long dru roman, sur laquelle il se confie également dans les lettres qu’il s’adresse. Grâce à elles, Bengt permet aussi d’entrevoir son côté innocent. Mais plus l’histoire avance, plus il est impossible de dire s’il ne s’agit pas plutôt d’une hypocrisie, celle de celui qui peut s’accommoder à la société. Bengt, sous le regard du narrateur, apparaît comme un objet d’étude. À travers lui, le lecteur se voit également spectateur de la société dans laquelle évolue le récit. La petite vie urbaine abrite les personnages, leurs vices, et leur nature détestable aux yeux de Bengt. De plus, la société scandinave, depuis toujours grande consommatrice d’eau-de-vie et de bière, est dépeinte ici, et la récente sortie du film danois Drunk peut aider à se faire une idée sur la relation avec l’alcool qu’entretiennent ces pays froids. Enfin, une description de la vie urbaine à l’américaine s’insère dans le décor, où les personnages se retrouvent au cinéma et dans les bars.

L’écriture de Dagerman peut être comparée à une élaboration picturale de l’environnement dans lequel évoluent ses personnages. À l’aide de symboles métaphoriques, il met en perspective les comportements humains avec des symboles récurrents et évocateurs à tout lecteur. Par exemple, lorsque le père ramène le chien à la maison, Bengt (et donc Stig Dagerman) ne peut s’empêcher de voir le reflet de son père dans celui du chien, et plus tard dans le roman, le comportement des hommes dans la société moderne, où il les compare à des « petits chiens ». La vie est un mensonge que chacun vient couvrir d’un nouveau mensonge dans l’unique espoir de devenir aussi docile que son voisin. L’auteur, dont la traduction d’Elisabeth Backlund retranscrit parfaitement le style brut, pose ses mots avec élégance et force. La langue simple approfondit l’universalité de cette fausse réalité, tout en remettant en question des concepts clé de l’existence tels que l’amour, la mort ou la croyance. Stig Dagerman met en lumière les faiblesses de l’homme afin d’en faire ressortir le meilleur. Il fait d’une situation simple une confrontation en huis clos en incluant parfois des éléments externes comme le chien ou la petite foule de l’enterrement. Plus les paragraphes s’enchaînent, moins la fausse réalité devient supportable. Chaque paragraphe est une histoire dans une histoire. Une situation devient l’environnement d’une analyse froide mais réaliste du fonctionnement humain. À la manière d’un peintre, Dagerman se penche sur chaque détail de la conscience et du cœur, avec un pinceau trempé dans ses couleurs personnelles.

Aux premiers abords, « L’enfant brûlé » est un livre sur le deuil et l’absence soudaine d’une mère. La douleur de l’enfant brûlé qu’est Bengt est causée à la fois par le manque de sa mère, mais la vie elle-même le ronge au fur et à mesure des pages. « L’enfant brulé » clame la renaissance de ses cendres afin de trouver la paix, et en d’autres mots : connaître le pire pour toucher le meilleur. La présence de la mère, symbolisée par la bougie se consumant sur la table, fait également référence à Bengt à sa tentative d’éteindre cette flamme du bout de ses doigts en espérant que la dure illusion rappelée par le manque disparaîtra. Chacun doit se montrer poli et respecter des codes sociaux pour partager une peine nécessaire et donc hypocrite. Mais en réalité, les commérages et les parasites à l’affût de biens à accaparer incarnent la triste comédie de la mort.

Mon Avis

« L’enfant brulé » est une histoire de regards, de perception, et comment les yeux innocents que portent un fils sur sa mère s’assombrissent en découvrant le fonctionnement du couple et des hommes. Stig Dagerman nous livre cette histoire à travers le regard du fils, qui nous prêtent ses yeux pour percevoir le monde d’après. Comment le manque d’une mère change-t-il la vie ? Qui souhaite se plonger dans cette histoire dramatique mais analytique et profonde, doit prudemment descendre palier par palier, tant l’intensité peut causer la noyade. À l’image de Bengt, le lecteur ne peut retrouver son souffle et jouir d’un air respirable qu’au dénouement. Il ne s’agit définitivement pas d’une lecture douce et agréable, voire de détente. L’enfant brûlé – ou Bengt – se saisit de vos sentiments et de vos jambes, pour vous guider sur le chemin sinueux et pervers de la vie du jeune Bengt, dont la jeunesse se consume avec les pages. Entre l’amour et la haine, il n’y a décidément qu’un pas !

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