Le « polisroman » (roman policier en suédois) bénéficie d’un engouement populaire depuis très longtemps, bien avant son renouvellement dans les années soixante. En effet, les histoires d’auteurs tels que Maria Lang ou Olle Högstrand, dont les intrigues de facture classique sont bâties selon le modèle anglo-saxon, ont connu un véritable succès.

Pourtant, sans remettre en cause leurs qualités, ils sont loin d’égaler l’influence que les romans du couple Sjöwall-Wahlöö ont exercée sur le roman policier suédois et scandinave. Leurs romans, regroupés sous le nom » Roman d’un Crime », ont révolutionné le genre, lui apportant ses lettres de noblesse, préparant le terrain pour des auteurs tels que Henning Mankell, Ake Edwardson, Camilla Lackberg, Stieg Larsson.

Outre de réelles qualités littéraires sans lesquelles le couple suédois n’aurait pas obtenu un tel succès, leur contribution à ce renouvellement consiste essentiellement en une critique sans ménagement (au nom de l’idéal communiste) et bien construite du modèle de société suédois qui, à l’époque, était considéré par les autres démocraties européennes comme un modèle à suivre. Leur intention était de montrer, sous forme de récits policiers, l’envers du décor, les dysfonctionnements de cette société incapable, selon eux, de se remettre en question, figée dans une idéologie rigide d’une social-démocratie usée jusqu’à la corde, depuis trop longtemps au pouvoir.

Ainsi, la réflexion sociologique, habilement mêlée à des textes intéressants, donne aux dix enquêtes de Martin Beck une profondeur que nombre de polars de l’époque (et d’aujourd’hui aussi) étaient loin de posséder. La dénonciation des faux-semblants, des illusions communément répandues, l’analyse des ressorts cachés de la société démocrate, l’étude de personnalités complexes, les révélations déstabilisantes concernant certains aspects du passé de l’état suédois – autant d’aspects dépassant largement le cadre d’une enquête policière classique – sont devenues consubstantielles au roman policier suédois, et, d’une manière plus étendue, nordique.

On peut se demander,  aux côtés du critique Peter Kierkegaard, » pourquoi c’est justement en Suède qu’une tradition aussi forte en matière de roman policier a vu le jour »; selon lui, l’explication pourrait être que » l’écart entre le rêve et la réalité y était plus grand » que dans les autres pays scandinaves. A l’instar de Sjöwall-Wahlöö, il oppose la société « suédoise mythique » à la réalité beaucoup plus triste d’une communauté où il était pratiquement impossible de constituer une opposition parlementaire digne de ce nom, et où le genre populaire du roman policier était tout indiqué pour inciter le public à ne pas se laisser abuser par la façade enjolivée d’un édifice en réalité complètement vermoulu.

En 1993, la Suède a fêté le centenaire de genre, en attribuant la paternité à Prins Pierre (pseudonyme du journaliste Fredrick Lindstrom, 1861-1938) pour son roman intitulé « Le Détective de Stockholm » écrit en 1893, qui, pourtant, ne se passe pas dans la capitale suédoise mais à Eskiltuna, où l’auteur vécut. Le roman met en scène des personnages hauts en couleur qui lui permettent de dénoncer un crime resté impuni.

Au tournant des 19e-20e siècles, de nombreux écrivains suivent le modèle du whodunit anglais, alors en vogue, en bâtissant leurs intrigues sous forme de roman-puzzle, attribuant souvent leur personnages de patronymes anglo-saxons: Samuel-August Duse (1873-1933) ; Julius Regis (1889-1925) ; Gunnar Serner (1886-1947) ; Fanny Alving (1874-1955) ; Malin Odmann (1876-1931) ; Yngve Hedvall (1887-1946) ; Kjerstin Goransson-Ljungman (1901-1971) ; Vic Sunesson (pseudonyme de Sune Lundquist, 1911-1975) et enfin Maria Lang (1914-1991) dont les enquêtes pourtant rondement menées, même si elles évoquent certains sujets sensibles, évitent en général d’aborder des questions sociales.

Aujourd’hui, le polar suédois a fait preuve d’une réelle et profonde mutation: même si quelques années ont été nécessaires pour prendre la relève de Sjowall et Wahlöö, les années 1990 ont été très fructueuses avec l’arrivée d’une pointure comme Henning Mankell, qui a ouvert la porte toute grande, laissant s’engouffrer derrière lui des talents tels que Liza Marklund, Kjell Eriksson, puis Stieg Larsson, Camilla Lackberg, qui ont placé les questions sociales au centre ou en périphérie de leurs intrigues, amenant le lecteur à découvrir toutes les facettes de la société moderne. Ces auteurs, également capables de dresser des portrait psychologiques complexes, bâtissent des récits dont la façon dont le (ou les) crime ont été commis ne sont pas la seule préoccupation.

La Suède, par le biais de ces romans policiers, est mise au ban des accusés: » un pays en déliquescence morale. Une improbable constellation de membres moribonds. Un système nerveux drogué à mort par l’argent. L’effroyable schéma d’un effondrement spirituel sous un vernis culturel (…) » (Misterioso, Arne Dahl). Comment encore parler de paradis suédois ? Comment penser la Suède comme le modèle de la société moderne où il fait bon vivre ? Alors que ses contradictions et ses carences sont impitoyablement accentuées et montrées du doigt ?

Malgré tout, gageons que le polar suédois, grâce auquel nous lecteurs passons de si bons moments en compagnie de ses personnages récurrents aussi complexes qu’ attachants, a encore de longues années de vie devant lui, tant sa vitalité, sa capacité à se renouveler (preuve en est le succès planétaire de la série « Millenium ») et à se remettre en question pour mieux rebondir, font de ce genre particulier un vivier de talents prometteurs.

Les Auteurs

Cathie L.
Ecrivain de romans historiques, chroniqueuse et blogueuse, passionnée de culture nordique et de littérature policière, thrillers, horreur, etc...

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